« Le lien entre les valeurs républicaines françaises et la lutte contre l’apartheid est indiscutable »

PAR ROGER KOUDÉ, TITULAIRE DE LA CHAIRE UNESCO « MÉMOIRE, CULTURES ET INTERCULTURALITÉ » DE L'UCLY, PROFESSEUR DE DROIT INTERNATIONAL.

Une discutable influence française dans la lutte contre l’apartheid

Certes, l’histoire retiendra que c’est un descendant d’immigrés français, Frederik de Klerk, et Nelson Mandela qui auront, avec clairvoyance et courage, permis à leur pays ainsi qu’à l’humanité de se libérer de l’apartheid. En revanche, parler d’influences françaises dans la lutte contre l’apartheid peut paraître discutable, surtout qu’il est établi que l’architecte de ce système et son premier dirigeant était également un descendant des Huguenots français, à savoir Daniel Malan.

L’Afrique du Sud a rencontré la France à différentes occasions et, pour reprendre les mots de François Mitterrand, « la France a été son plus fidèle témoin sur la scène internationale », en particulier au cours des deux décennies avant la fin de l’apartheid. Cependant, l’observateur averti relèvera qu’au plus fort de l’apartheid, Paris a continué de développer des relations militaires et commerciales étroites avec Pretoria. Tout cela nonobstant la résolution des Nations unies de 1963 appelant tous les États à arrêter la vente et la livraison d’armes, de munitions et de véhicules militaires à l’Afrique du Sud.Lire aussi  Il y a 30 ans, la libération de Nelson Mandela et la « mort » de l’apartheid.

Parler des idées référentielles ayant pavé le long chemin de la victoire sur l’apartheid renvoie généralement à la non-violence inspirée de Gandhi et de Martin Luther King, au principe d’ubuntu, aux valeurs chrétiennes portées avec détermination par Desmond Tutu ou Allan Boesak, à l’influence des systèmes anglais et américain, aux idées communistes, etc. Pourtant, comme l’explique Nelson Mandela lui-même dans son ouvrage intitulé Un long chemin vers la liberté, l’esprit de 1789 et le modèle révolutionnaire français étaient tout aussi déterminants dans les rangs des mouvements de libération.

Des « jacobins » à l’ANC

Le fameux Congrès du peuple de 1955 s’était conclu par une Charte de la liberté, un texte référentiel pour la lutte de libération sud-africaine, comme la convention fondatrice du Congrès national africain (ANC) de 1912. Dès son préambule, la Charte déclare que le peuple a été dépossédé de son droit, « de la liberté et de la paix par une forme de gouvernement fondée sur l’injustice et l’inégalité », tout en précisant que l’Afrique du Sud ne sera jamais ni prospère ni libre tant que le peuple ne vivra pas dans « la fraternité et ne bénéficiera pas d’une égalité de droits et de chances ».

Expression de la volonté du peuple, « Blancs et Noirs ensemble, égaux, compatriotes et frères », la Charte considère que « seul un État démocratique, fondé sur la volonté du peuple, peut assurer à tous leurs droits naturels sans distinction de couleur, de race, de sexe ou de croyance ». Les autres dispositions exposent les exigences pour une société démocratique : le gouvernement du peuple par le peuple, l’égalité des droits, le bien-être et la juste répartition des richesses nationales…

François Mitterrand s’était employé à rappeler avec justesse le lien indiscutable entre les valeurs républicaines françaises et celui qui a lié son destin au combat pour la libération de son peuple : « Vous êtes l’homme de liberté au fond des cachots, l’homme d’égalité au pire de la discrimination, l’homme de la fraternité face au fratricide du racisme. » Dans cette allocution de 1990 en hommage à Nelson Mandela et à son épouse lors de leur visite en France, quelques mois seulement après la libération du futur président sud-africain, François Mitterrand faisait aussi remarquer : « Si la France est la patrie des droits de l’homme, elle est la vôtre. »

Dans son ouvrage intitulé Cinq ans avec Mandela, Joëlle Bourgois, ambassadrice de France en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, évoque également les influences françaises dans la lutte contre l’apartheid : « L’histoire de la Révolution française était connue de l’élite du mouvement dans ses moindres détails et moi qui, spontanément, avais tendance à m’y rapporter pour décrypter certains événements, j’avais souvent affaire à des interlocuteurs mieux instruits que moi-même. »

D’ailleurs, au moment des négociations sur le démantèlement de l’apartheid, certains cadres de l’ANC disaient eux-mêmes être des « jacobins ». En effet, contrairement au gouvernement qui préférait le fédéralisme, le mouvement de Nelson Mandela optait pour le système français, dont il avait la parfaite connaissance.

Pour une France fidèle à ses idéaux

Force fut aussi de constater que juste après son investiture, en 1994, Nelson Mandela recevait François Mitterrand, qui s’exprimera également devant le Parlement. Cette visite officielle fut la première d’un chef d’Etat dans la nouvelle Afrique du Sud ; et la priorité donnée à la France était incontestablement la preuve de la reconnaissance que Nelson Mandela tenait à témoigner au peuple français pour son soutien à la lutte contre l’apartheid.

Tout ce qui précède montre que lorsque la France est fidèle aux valeurs qui ont fait sa grandeur, elle est non seulement respectée mais admirée. La preuve en a été donnée avec l’opposition ferme de Jacques Chirac aux États-Unis de George W. Bush lors de leur expédition punitive en Irak. Le discours mémorable de Dominique de Villepin aux Nations unies en 2003 s’inscrit dans la même direction : la voix de la France peut porter très loin, pourvu qu’elle demeure fidèle à elle-même.

Cette fidélité de la France à ses idéaux exige d’elle de prendre ses distances avec les systèmes oppressifs, comme en 1986 lorsque François Mitterrand n’a pas souhaité recevoir Pieter Botha. Le président de l’Afrique du Sud raciste était pourtant venu en France pour la commémoration des soldats sud-africains morts pendant la première guerre mondiale. Par contre, François Mitterrand apportera le soutien de la France au processus de démantèlement de l’apartheid en recevant Frederik de Klerk.

La crise sanitaire du Covid-19 prouve que le monde de demain ne sera pas seulement marqué par les puissances économiques et militaires, mais aussi par la capacité de l’humanité à savoir faire siennes les valeurs essentielles. C’est autour de ces valeurs que doit se bâtir une véritable alliance susceptible de faire émerger une culture mondiale de paix, de justice pérenne, ainsi que des institutions politiques, sociales et économiques crédibles.

ARTICLE PARU SUR LE SITE DU JOURNAL LE MONDE

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